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Conférence

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A l'école des Anciens, L. Pernot

Assemblée générale de S.E.L., 2009

À l’école des Anciens : L’enseignement de la rhétorique et son actualité aujourd’hui (résumé)

1. La question de la rhétorique

Dans l’usage courant, le mot « rhétorique » est souvent péjoratif. On ne le revendique pas volontiers pour soi-même et on le rejette plutôt sur ses adversaires : « mes paroles », « mes arguments », « mes convictions »... « votre rhétorique ». C’est que la rhétorique suscite un double recul. Elle fait peur et elle fait pitié. Pitié, parce qu’elle est associée à une réputation de pauvreté intellectuelle, d’emphase, de sclérose et de scolastique, en raison de l’aridité des listes de figures ou du vide supposé des grilles de « lieux » (les topoi). Peur, parce que la rhétorique est vue comme une arme redoutable, un art de tromper et de manipuler, sans préoccupation de vérité ni de moralité. Même les plus grands esprits, qui respectaient et illustraient la langue, s’en sont parfois pris à la rhétorique, par exemple les Romantiques : « …et je criai dans la foudre et le vent / Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe ! » (Victor Hugo, Les Contemplations, « Réponse à un acte d’accusation »).

Face à ce formidable cri de guerre, il faut avoir le courage d’aller au-delà des apparences, de surmonter le premier mouvement et d’essayer de mieux comprendre l’objet. Fondamentalement, la rhétorique est une dimension de l’activité humaine. Nul ne peut s’en passer, et à l’instar de Monsieur Jourdain dans le Bourgeois gentilhomme, qui faisait de la prose sans le savoir, beaucoup de personnes pourraient dire aux historiens de la rhétorique : « Par ma foi ! il y a plus de quarante ans que je dis de la… rhétorique sans que j’en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela. » Toute société comporte des échanges verbaux et des usages réglés de la parole, dans les relations entre les personnes et dans le cadre collectif et politique. Nous autres professeurs, qui sommes nombreux dans cette salle, et qui exerçons un métier de parole, savons pertinemment combien il importe de convaincre, sans froisser, mais sans déroger ; de faire des compromis, mais sans compromission. La rhétorique, en tant qu’« art de la parole », a été conçue pour répondre à ce besoin omniprésent de parole dans la société.

Précisons que la rhétorique, au plein sens du terme, englobe à la fois la théorie et la pratique. Dans la langue contemporaine, le mot « rhétorique » a, schématiquement, deux emplois : une acception restreinte, qui désigne la seule théorie du discours (en ce cas, « rhétorique » est distingué d’« éloquence »), et une acception plus large, qui couvre théorie et pratique ensemble. Le sens plein est le meilleur, et c’était celui des Anciens. Pour ceux-ci, la rhétorique était un savoir productif, un corps de connaissances et de règles permettant une performance verbale efficace. Au point de départ de la rhétorique, il y a la persuasion. Comment expliquer ce phénomène, à la fois fréquent et mystérieux, qui consiste à amener autrui, sans contrainte apparente, à penser quelque chose qu’il ne pensait pas, ou pas encore, auparavant ? La rhétorique a été inventée pour répondre à cette interrogation. Fondamentalement, elle vise à comprendre, à produire et à réguler la persuasion. De ce fait, elle est beaucoup moins dominatrice et manipulatrice qu’on ne le croit souvent. Persuader, c’est aller vers autrui, en renonçant au dogmatisme, à la violence. C’est pourquoi la rhétorique est liée au débat contradictoire, à la démocratie, à la culture d’assemblée. Certes, la rhétorique est utilisée aussi par les totalitarismes. La rhétorique est dans la société, et donc chaque société a la rhétorique qu’elle mérite. Mais recourir à la rhétorique, c’est, en tout cas, ne pas se borner à la contrainte et à la force brute. La rhétorique comporte aussi la dimension illocutoire des « actes de langage » et constitue, en tant que prise de parole réglée par l’usage et significative par son existence même, un élément des rituels politiques, religieux, familiaux ou sociaux. Enfin, elle est liée à l’éthique, qui a été une de ses préoccupations constantes, et encore à l’esthétique, à l’art, à la beauté.

Notre époque, qui voit se développer de manière exponentielle les moyens d’information, de communication et de publicité, est une grande époque rhétorique. Même si la modernité a une fâcheuse tendance à jeter aux orties les discours élégants ou simplement corrects, les préoccupations rhétoriques fondamentales sont plus que jamais présentes, qu’il s’agisse d’action par le moyen de la parole, d’échange, de régulation des énoncés, d’éthique... En tant que domaine de recherche, la rhétorique comporte une actualité scientifique. Parmi les sujets à l’ordre du jour, figurent l’étude des sources grecques et latines (parce que la rhétorique est un des domaines dans lesquels l’Antiquité a joué un rôle irremplaçable), le domaine émergent de la « rhétorique comparée », qui consiste à confronter l’usage et les formes du discours dans des civilisations différentes les unes des autres et parfois fort éloignées dans le temps et dans l’espace, et encore les relations entre rhétorique et religion, rhétorique et arts figurés, rhétorique et enseignement.

2. L'enseignement de la rhétorique dans l'Antiquité

Dans l’Antiquité, la rhétorique était enseignée pendant les dernières années de l’école du grammairien et à l’école du rhéteur (correspondant approximativement, l’une, à notre enseignement secondaire, l’autre, à notre enseignement supérieur). L’apprentissage commençait par les « exercices préparatoires » (en grec progumnasmata, en latin praeexercitamenta), c’est-à-dire des exercices de composition en prose proposés aux élèves et aux étudiants. Ils formaient une série graduée, que l’on peut lire, par exemple, dans le manuel du théoricien Aphthonios (ive siècle après J.-C.), disponible depuis peu en France (texte grec établi et traduit par M. Patillon, dans le volume intitulé Corpus rhetoricum, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universités de France, 2008). La série comprenait : 1/ – La fable. 2/ – La narration. 3/ – La « chrie » (parole ou action, brève et significative, attribuée à un personnage célèbre, que les étudiants devaient expliquer et commenter). 4/ – La maxime. 5/ – La réfutation. 6/ – La confirmation. 7/ – Le lieu commun (développement dirigé contre une catégorie de criminels). 8/ – L’éloge. 9/ – Le blâme. 10/ – Le parallèle. 11/ – L’« éthopée » ou prosopopée. 12/ – La description. 13/ – La « thèse » (examen d’une proposition générale prêtant à discussion). 14/ – La proposition de loi. Après les exercices préparatoires, venait la « déclamation » (en grec meletê, c’est-à-dire littéralement « entraînement », en latin declamatio). Il s’agissait de composer un discours fictif, ayant l’apparence d’un discours réellement prononcé, et roulant sur des faits appartenant soit à la mythologie ou à l’histoire, soit à une époque et à un lieu non précisés. Suivant la terminologie latine, on distinguait les « controverses » (controuersiae), appartenant au genre judiciaire, qui imitaient une plaidoirie prononcée devant un tribunal pour l’accusation ou pour la défense, et les « suasoires » (suasoriae), appartenant au genre délibératif, qui imitaient un avis donné devant une assemblée ou devant un conseil pour proposer ou repousser une mesure ou une action. Une des meilleures sources à ce sujet, et d’une lecture fort intéressante, est le traité latin de Sénèque le Rhéteur, qu’on appelle aussi Sénèque le Père pour le distinguer de son fils homonyme, le philosophe Sénèque (traduction par H. Bornecque, revue par J.-H. Bornecque, éditée avec une préface de P. Quignard, Paris, Aubier, 1992).Cet enseignement a essuyé, dès l’Antiquité, des critiques, par lesquelles il lui était reproché d’être artificiel, coupé de la réalité, voire nuisible, car cultivant la virtuosité. C’est ainsi que le poète Perse (ier siècle après J.-C.) rappelle comment il n’hésitait pas à s’irriter volontairement les yeux pour être hors d’état d’aller à l’école et échapper ainsi à l’exercice de la déclamation : « Souvent dans mon enfance, je me le rappelle, je me touchais les yeux avec de l’huile, quand je ne voulais pas adresser à Caton sur le point de mourir des paroles grandiloquentes destinées à être couvertes d’éloges par un maître insensé et écoutées par un père en sueur venu en amenant ses amis » (Satires, III, 44 sqq.). Juvénal, de son côté, plaint les professeurs de rhétorique (il exerça lui-même le métier) : les classes surchargées, la stupidité des élèves (au dire du satiriste) et la pingrerie des parents rendent la profession bien ingrate ; d’où le conseil de quitter un emploi qui rapporte si peu ! : « Tu es professeur de déclamation ? Faut-il que Vettius ait le cœur bronzé, quand une classe surpeuplée exécute les cruels tyrans ! Tout ce que l’élève vient de lire assis, il va le rabâcher encore debout, et répéter dans les mêmes termes la même cantilène. C’est de ce chou cent fois resservi que meurent les malheureux maîtres. […] Quant à les payer, personne n’y consent. ‘Ton salaire ? Qu’est-ce que j’ai donc appris ?’ – Oui, bien sûr, c’est la faute du maître, si rien ne bat sous la mamelle gauche de ce jeune lourdaud, vrai roussin d’Arcadie, qui tous les six jours me bourre ma pauvre tête de son redoutable Hannibal, quel que soit le sujet dont celui-ci délibère – doit-il, après Cannes, marcher sur Rome ou bien, rendu prudent par les pluies et les coups de tonnerre, va-t-il faire faire demi-tour à ses cohortes trempées par l’orage ? […] Il prendra donc, de son propre chef, sa retraite, si mes conseils sont capables de l’émouvoir, et il cherchera une autre carrière… » (Satires, VII, 150 sqq.)

Toutefois, en dépit des critiques, l’enseignement de la rhétorique est resté essentiel tout au long de l’Antiquité, parce qu’il possédait une valeur indiscutable. Les exercices étaient organisés en une série graduée, suivant un principe de progression qui consistait à conduire les élèves du plus facile au plus difficile, des formes d’exposé les plus narratives jusqu’à celles qui requéraient le plus grand effort d’argumentation. Ainsi, ils permettaient un apprentissage des structures discursives, effectué au moyen de travaux d’écriture créatrice (et en même temps encadrée par des règles heuristiques précises) et de manipulation orale et écrite de textes variés. Les élèves se familiarisaient avec les différentes parties de la rhétorique : lieux de l’invention, schémas d’argumentation (tant pour prouver que pour réfuter), plans et parties du discours, style, mémorisation et prononciation. L’enseignement de la rhétorique développait l’aptitude à raisonner et enseignait à faire la synthèse de dossiers complexes et délicats. Il permettait d’approfondir la fréquentation des classiques, en vue du perfectionnement de la langue et en vue de l’imitation des grands auteurs. Il développait et mettait en œuvre une culture linguistique, littéraire, historique, ainsi que des connaissances juridiques. C’était l’application de célèbre formule d’Isocrate : « C’est grâce à la parole que nous formons les esprits incultes et que nous éprouvons les intelligences ; car nous faisons de la parole précise le témoignage de la pensée juste » (Sur l’échange, 255). Après cette formation, les étudiants étaient armés pour les grandes carrières littéraires, politiques et administratives, auxquelles conduisait la rhétorique.

L’enseignement de la rhétorique dans l’Antiquité est aujourd’hui un domaine de recherche fécond. Par exemple, on a mis au jour des exercices préparatoires supplémentaires contenus dans la traduction arménienne du traité d’Aelius Théon (ier ou iie siècle après J.-C.) : la récitation ; l’audition (avec mémorisation du texte écouté) ; la réécriture d’un texte classique, sous forme de paraphrase, de réélaboration ou de contradiction (Aelius Théon, Progymnasmata. Texte établi et traduit par M. Patillon, avec l’assistance, pour l’arménien, de G. Bolognesi, Collection des Universités de France, Paris, 1997). Ou encore, on peut détecter chez Fronton, précepteur de Marc Aurèle, l’exercice de l’« image » : le sujet énonçait une image, et l’élève devait trouver une application à cette image et la développer (Fronton, Correspondance. Textes traduits et commentés par P. Fleury, avec la collaboration de S. Demougin, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 96-99). Il existait également des exercices de composition en vers, et des exercices de traduction du grec au latin, et inversement. Au niveau de l’interprétation, la recherche actuelle souligne que la rhétorique antique, en tant que discipline faisant l’objet d’un enseignement et destinée à former les jeunes gens, inculquait à ceux-ci une certaine conception de ce que devait être un homme, dans les manières de penser, de parler, de tenir son rang social, de choisir ses idées et ses mots, de poser sa voix, de se vêtir… Elle était une école de citoyenneté, et aussi – vu la domination masculine en vigueur à l’époque – une école de virilité. À travers les personnages et les textes auxquels elle se consacrait, elle convoyait des valeurs relatives à la morale, à l’identité culturelle et à la société. La formation rhétorique n’était pas seulement un enseignement, c’était aussi une éducation, conformément à l’analyse que notre présidente d’honneur Jacqueline de Romilly a donnée récemment de ces deux termes dans son discours prononcé à la séance solennelle de rentrée des Cinq Académies de l’Institut de France en octobre 2008.

Aujourd’hui, cette formation nous intéresse parce que nous y reconnaissons la source de nos enseignements littéraires actuels. Les narrations et les dissertations de l’enseignement moderne, par exemple, ont conservé un écho, parfois affaibli malheureusement, de la pédagogie antique. Dans la littérature, les Exercices de style de Raymond Queneau offrent un travail de plume digne des meilleurs progumnasmata.

Avant de prôner un retour aux sources, il faut rappeler, encore une fois, les différences existant entre les sociétés antiques et les sociétés actuelles. Le monde antique était beaucoup plus dur et inégalitaire que la majorité des états d’aujourd’hui. L’éducation était réservée à une minorité, et les filles y avaient moins accès que les garçons. L’esclavage était répandu, y compris dans le corps enseignant. Le système éducatif était majoritairement privé et même marchand. Les châtiments corporels étaient de mise. L’école des Anciens ne peut donc pas servir de modèle aujourd’hui. Mais elle peut être une source d’inspiration. Elle confère une légitimité historique aux convictions que partagent les adhérents du SEL : la formation de l’esprit ne se réduit pas à un apprentissage pratique et technique ; les études supposent le détour (par le passé, par la littérature...) ; l’éducation est une chance pour l’individu (comme l’ont écrit Horace, Lucien) et pour la société ; l’enseignement élabore des références culturelles communes et partagées. Sur le plan pratique, il y a encore des suggestions à recueillir de la pédagogie antique, notamment les travaux d’écriture créatrice, les jeux de rôle, l’attention prêtée à la performance orale.

Bibliographie
M. Fumaroli (dir.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, 1450-1950, Paris, P.U.F., 1999.
L. Pernot, La rhétorique dans l’Antiquité, Paris, Le Livre de Poche (série « Antiquité », dirigée par P. Demont), 2000.
à l’école des Anciens. Professeurs, élèves et étudiants. Précédé d’un entretien avec J. de Romilly. Textes réunis et présentés par L. Pernot, Paris, Les Belles Lettres, 2008.