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Archives - 2002

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Assemblée générale 2002

Paul Demont, président

Chers amis,

Nous fêtons cette année les dix ans de notre Association. Le verbe "fêter" est un peu impropre. Car enfin, il serait plus satisfaisant que notre Association n'ait plus aucune raison d'exister, et que les études littéraires se portent assez bien pour ne pas avoir besoin de nous ! Dix ans, en tout cas, c'est l'occasion de faire le point, en prenant un peu de recul, comme y invitent aussi les importantes échéances qui attendent notre pays. Je le ferai, comme l'an dernier, en examinant successivement la situation des langues anciennes et celle du français.

1. Les langues anciennes

Retraçons en quelques mots l'évolution de l'enseignement des langues anciennes depuis vingt ans en France, afin de mieux comprendre les dix ans que nous venons de vivre. Il est absolument nécessaire de distinguer entre les collèges et les lycées.

Dans les collèges, au long des deux décennies 1980-2000, on peut dire, je crois, que la proportion des jeunes qui font du latin, sur une classe d'âge, avec une sensible augmentation en valeur absolue dans les années 1980-1990, a représenté entre le quart et le cinquième des élèves, ce qui représente environ 175000 à 180000 élèves initiés au latin chaque année. Par exemple, en 1983, ils étaient 168000, en 1991, 183000, en 2001, 178000. Ceux qui commencent le grec ont été, pendant la même période, beaucoup moins nombreux, avec aussi une augmentation en valeur absolue dans la première décennie: environ 15000 par an. Par exemple, en 1983, ils étaient 11000, 15800 en 1991, 16400 en 2001. Donc, du point de vue du choix, par les élèves et par leurs parents, de commencer une langue ancienne, la situation est restée grosso modo assez stable. Mais il y a eu au moins deux changements majeurs dans les modalités de l'enseignement du latin et du grec. Le premier fut, en 1996-1997, à l'initiative de M. François Bayrou, et pour employer une image technique, le découplage du latin et du grec, puisque le latin, depuis cette date, est enseigné de façon optionnelle à partir de la cinquième, tandis que le grec n'est proposé qu'en troisième. Le résultat a été une augmentation sensible du nombre total des latinistes, qui a atteint le chiffre record de 625000 en 1997 (sur l'ensemble du collège). Ce chiffre a beaucoup diminué dans les années ultérieures, en raison notamment de nombreux abandons en quatrième et en troisième et surtout, pour employer une litote, en raison de la politique peu incitative adoptée à l'égard des options par le ministère Allègre. Pour le grec, semble-t-il, d'un certain point de vue, la réforme n'a pas été nocive, bien qu'une année d'enseignement ait malheureu­sement disparu, puisqu'il n'y a jamais eu autant d'élèves à commencer le grec qu'en cette année 2001. Je crois que nous n'avons pas à regretter d'avoir donné notre accord à cette réforme et qu'on peut souhaiter la voir perdurer. Il ne faut pas se cacher que la menace la plus grande, pour l'avenir, pèse sur le grec en troisième, et c'est sur ce point qu'il faudra être le plus vigilant. Mais, comme je viens de le dire, les dernières statistiques devraient faire réfléchir ceux qui pensent à sa suppression. Le deuxième changement majeur, en collège, tient dans les importantes modifications apportées aux objectifs et aux méthodes de l'apprentissage des langues anciennes. Nous avons approuvé l'orientation principale de ces réformes, à savoir de favoriser l'accès au latin et au grec au plus grand nombre, donc de rendre plus attractives ces deux langues, en faisant une large part à l'étude de la civilisation et à la lecture des textes. Cela se fait bien sûr au détriment de l'apprentissage laborieux et parfois rebutant de la grammaire et de la langue. Il y a là un équilibre difficile à trouver: il n'est pas sûr qu'il ait été atteint. Les élèves sont parfois acculés à une sorte de grand écart, à tenter vainement la lecture dite cursive de textes dont ils ne comprennent pas un traître mot. Il y a là, j'en ai peur, une cause non négligeable, bien qu'elle soit souvent méconnue, des abandons en cours de route. Mieux vaudrait peut-être des objectifs plus limités, plus réalistes, en matière d'apprentissage de la langue, quitte à faire lire et étudier des œuvres complètes en traduction. Deux changements donc, que nous avons approuvés, mais qui peuvent avoir, et ont parfois, des prolongements inquiétants. Un troisième changement est en cours, qui vise à effacer en partie les frontières entre les disciplines, par le biais des itinéraires dits de découverte. On peut redouter que ce changement, malgré toutes les affirmations contraires, soit peu compatible avec le système actuel des options, et avec un enseignement solide. Il n'est pas impossible, en un autre sens, qu'il permette, dans l'état actuel des projets, une sensibilisation plus large des collégiens à l'Antiquité. Il semble bien, en tout cas, que sa mise en œuvre crée actuellement quelque confusion dans les établissements: il faudra observer avec soin l'organisation de l'année prochaine dans les collèges. Au delà de ces changements, il faut espérer qu'on soit parvenu désormais à une sorte de consensus sur le rôle des langues anciennes en collège: comme disciplines "nourricières", "dépositaires de pans entiers de la mémoire de l'humanité", selon les mots de notre ministre Jack Lang, elles doivent continuer d’être proposées de manière optionnelle aux élèves, en cinquième pour le latin, en troisième pour le grec. C'est le vœu que je formule.

Les langues anciennes dans les lycées, ensuite. La situation y est, disons-le d'emblée, préoccupante. Prenons les mêmes années de référence que pour les collèges. En 1983, il y avait 131700 latinistes et ils étaient 151000 en 1991: la première décennie, comme dans les collèges, a donc été une phase d'expansion. Mais ensuite ! Les voici 121000 en 1992, 111000 en 1993; la décrue s'est un peu affaiblie les années suivantes, sans cesser pour autant. Puis il y a eu un nouvel effondrement en 1998, et nous en sommes actuellement aux environs de 65000 latinistes dans les lycées. Les chiffres du grec montrent eux aussi les deux décrochages des années 1992-1993, puis 1998-1999, qui sont évidemment liés aux réformes concomitantes du régime des options au baccalauréat, toutes les deux largement inspirées par les idées de M. Claude Allègre. Or, à l'arrivée au lycée, il est manifeste que les choix des élèves sont déterminés en grande partie par cette question des options. Nous nous sommes beaucoup battus, avec d'autres, sur ce point: à chaque fois nous avons réussi à obtenir qu'on revienne à la liberté, pour tous les élèves, de choisir deux options facultatives sanctionnées au baccalauréat. Cette liberté reste la condition sine qua non du maintien du latin et du grec dans les lycées, et doit être préservée à l'avenir. Mais ces résultats n'ont pas permis de remonter la pente descendue, comme si chaque pas en arrière était définitif. Je ne crois pas, pourtant, que ce soit une fatalité. Il faut, pour recréer une dynamique positive, une volonté. Notre Ministre a manifesté publiquement une telle volonté en organisant à la Sorbonne les 24 et 25 octobre un colloque intitulé Le grec et le latin aujourd'hui, rencontre autour d'une passion, colloque qu'il a honoré de sa présence et de ses encouragements chaleureux: nous lui en savons gré. Ce colloque a permis une réflexion assez ouverte sur l'histoire et la philosophie de l'enseignement des langues anciennes, sur leur pédagogie, sur les expériences de nos voisins européens, sur l'utilisation à leur propos des nouvelles technologies. Nous y avons bien entendu participé et c'est, comme il se devait, notre Présidente d'honneur Jacqueline de Romilly qui en a présidé la séance finale. Ce colloque a été suivi d'une heureuse circulaire aux Recteurs, et, récemment, d'une rencontre relative à la pédagogie. Il faut nous réjouir de cette volonté, relayée par l'un des conseillers du Ministre. Mais elle reste insuffisante. Je dirais même qu'elle est contredite par d'autres volontés tout aussi affirmées par le ministère. Malgré les instructions de la circulaire rectorale, on multiplie notamment les obstacles au choix des options, au plan académique par une politique, elle aussi délibérée, de "bassins de formation" (qui aboutit en fait à supprimer de nombreuses divisions), et, au plan local, par des fermetures de classe, des horaires dissuasifs, dont on impute trop souvent l'origine à des contraintes dites techniques (on apprend le latin ou le grec au lieu de manger, à l'heure des repas, ou bien en soirée, ou encore les jours où les autres élèves n'ont pas cours); enfin beaucoup trop d'obstacles (notamment par le biais de seuils plus ou moins arbitrairement fixés) sont dressés devant les professeurs courageux qui tentent de créer de nouvelles divisions de latin ou de grec. Concluons sur les lycées: il faut consolider le consensus actuel sur les deux options sanctionnées au baccalauréat, il faut prolonger les efforts entrepris pour inciter les établissements à maintenir, à développer ou à créer des enseignements de langues anciennes, et les élèves à les suivre. Sur ce dernier point, les remarques que j'ai faites sur les méthodes et les objectifs dans les collèges peuvent avoir leur intérêt, mutatis mutandis, pour les lycées aussi.

2. L'enseignement du français

A la base des études littéraires, il y a le français: nous le savions dès la fondation de notre association. Il vaudrait mieux dire: à la base des études, il y a le français. Notre association, l'an dernier, a été conduite à prendre vigoureu­sement position sur les réformes en cours de l'enseignement de notre langue dans les collèges et dans les lycées. A la suite de notre intervention, qui relayait un puissant mouvement d'opinion, le rôle de la littérature a été heureusement confirmé, dans les programmes et dans les épreuves d'examen. En ce qui concerne l'épreuve anticipée de français au baccalauréat, on peut néanmoins craindre, avec de nombreux professeurs, qu'elle ne se déroule pas cette année, sous la nouvelle forme qu'elle revêt, dans de bonnes conditions, en raison de l'irréalisme de ses exigences et de la complexité de ses modalités concrètes. Une tâche prioritaire du nouveau gouvernement, quel qu'il soit, sera de corriger rapidement les dysfonctionnements qui ne manqueront pas d'apparaître au mois de juin.

Mais c'est la place du français dans l'ensemble de notre système éducatif qui nous a semblé cette année exiger notre réflexion et notre intervention, quand nous avons, avec stupéfaction, découvert les analyses d'un collectif de jeunes professeurs intitulé "Sauver les lettres" sur l'évolution des programmes dans l'enseignement primaire. J'ai aussitôt envoyé à notre Ministre une lettre dans laquelle nous disions notamment: "C'est peu de dire que nous sommes abasourdis. Nous ne comprenons pas comment une telle dégradation (des objectifs pédagogiques en matière d'enseignement du français) est compatible avec la volonté qui est la vôtre de tout faire pour accroître la 'maîtrise du langage' chez les jeunes élèves. Je tiens à vous faire part de cette réaction, qui est celle de notre Bureau, et qui sera certainement celles de nos membres, au cours de notre prochaine Assemblée générale. Nous vous demandons quelles mesures vous comptez prendre pour enrayer une évolution qui ne manquerait pas d'avoir des conséquences redoutables pour la République." Le Ministre était certainement déjà au courant des nombreuses réactions hostiles des professeurs à son projet, car le texte qui a été finalement proposé est un peu en retrait par rapport à celui qui était initialement prévu. Il n'en reste pas moins très préoccupant, et c'est pourquoi, au cours d'un Conseil d'Administration récent, nous avons décidé de publier à nos frais un encart d'une demi-page, que vous avez peut-être lu, dans le journal Le Monde du jeudi 7 mars, sous le titre "L'enseignement du français à la dérive". J'en cite deux phrases: "La maîtrise de la langue est désignée comme une priorité, mais, sans s'aviser d'une contradiction de fort calibre, on dégraisse la grammaire (...) Ce mépris pour la langue est un mépris pour les élèves, et tout particulièrement pour les plus modestes d'entre eux, qui ne trouveront pas dans leur famille les ressources nécessaires pour pallier les carences de l'école". Le verbe "dégraisser" est, notez-le bien, en caractères gras. C'est qu'à l'initiative de l'un des membres de notre conseil d'administration, le dessinateur Plantu a, avec une grande gentillesse, accepté de composer un dessin pour nous aider, et qu'il a choisi de le centrer sur ce thème du dégraissage, pour faire comprendre immédiatement notre propos. Ce dessin, qu'il nous a donné si généreusement(1), vous l'avez peut-être vu à l'entrée de notre amphithéâtre, sinon, regardez-le en sortant: il est extraordinaire ! Je tiens ici à renouveler publiquement à M. Plantu l'expression de notre très vive reconnaissance. Ce dessin ne pouvait pas paraître dans l'encart du Monde, mais avec ou sans lui, l'encart a eu un écho certain. Nous avons reçu des réactions de bords politiquement très divers. Plusieurs grands journaux, comme Les Dernières nouvelles d'Alsace, ont repris le débat ainsi lancé. L'hebdomadaire L'Express (numéro du 14 au 20 mars) a consacré deux pages à ce qu'il a appelé cette "polémique autour du français". Dans ces deux pages, j'ai aussi relevé quelque chose de révélateur, de malheureusement révélateur. L'Express a interrogé Madame la Doyenne de l'Inspection générale des Lettres sur notre encart. Sa réaction est tellement remarquable que le journal l'a mise en légende de sa photo. Voici ce qu'elle déclare: "13% des élèves de sixième ne savent pas lire. Mais ils n'ont pas fini leurs études !" Je ne discuterai pas les chiffres, manifestement minorés, bien qu'un écart de quelques % corresponde à des dizaines de milliers d'enfants. Ce qui est plus inquiétant encore, c'est ce que sous-entend cette réaction: qu'une bonne partie de la population française va finir ses études en... continuant à apprendre à lire, sans qu'on sache pourquoi ni comment cet apprentissage prolongé obtiendra plus de succès au collège ou au lycée qu'à l'école primaire ou élémentaire. La mesure est certes cohérente avec celle qui consiste à inscrire d'office les, comme on dit, "primo-arrivants" non francophones dans les collèges de leur localité en fonction uniquement de leur âge. On s'étonnera, on s'inquiétera, on s'indignera ensuite de constater qu'une proportion importante de collégiens, dans les grandes agglomérations, ne vont tout simplement plus en classe.

Nous sommes apparemment bien loin des langues anciennes. C'est pourtant un même chemin qui nous conduit des langues anciennes à la littérature française, et de l'enseignement de la littérature à l'enseignement du français. Ce chemin, c'est celui de l'enseignement républicain. Il réclame l'engagement des hommes politiques qui briguent nos suffrages. Il réclame en tout cas, nous le savons, notre engagement personnel.

Je ne saurais terminer mon intervention sans remercier très chaleureusement tous les membres du Conseil de notre Association qui ont mis leur prestige et leur influence au service des idées que nous défendons. En tout premier lieu, notre Présidente d'honneur, qui s'est encore dépensée sans compter pour notre cause, Jacqueline de Romilly: Mme de Romilly vous présentera dans un instant ceux qui acceptent de venir les rejoindre. Nos pensées vont aussi à M. Marc Fumaroli, qui est malheureusement absent aujourd'hui, en raison d'une mission officielle au Salon du Livre. Mes remerciements s'adressent tout particulièrement aux deux chevilles ouvrières de notre Association, Mme Sabine Jarrety, notre Trésorière, et bien sûr Mme Christiane Picard, notre Secrétaire générale: sans elles, sans leur dévouement inlassable, nous n'existerions pas, et je vous demande de les applaudir. Je crois d'ailleurs que Mme Picard vous dira quelques mots après l'intervention de Jacqueline de Romilly, et avant le rapport financier de Sabine Jarrety. Le Professeur Michel Zink a eu la gentillesse d'accepter de nous faire profiter aujourd'hui de sa connaissance si intime de la littérature médiévale: je tiens pour finir à l'en remercier avec d'autant plus de chaleur que sa conférence tombe à pic: il serait question, semble-t-il, mais nous ne voulons pas ajouter foi à ce qui n'est pour l'instant qu'une rumeur, d'exclure le Moyen-Age de la formation et de l'évaluation des professeurs de français; il saura, mieux que quiconque, rappeler à tous et à chacun que c'est un élément essentiel de la chaîne qui va de l'Antiquité à notre civilisation d'aujourd'hui, une chaîne aux multiples anneaux, à la fois indépendants et solidement unis.