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Assemblée générale 2004

Paul Demont, président

Chers amis,

Les circonstances font que notre Assemblée générale, cette année, est, à bien des égards, exceptionnelle. Cela est dû d'abord au très grand honneur que nous fait Mme Hélène Carrère d'Encausse, Secrétaire perpétuel de l'Académie française, en y prenant la parole. Sa présence illustre à elle seule le fait que notre combat ne concerne pas la défense d'un petit groupe de spécialistes, mais bien cet ensemble de valeurs communes à notre société tout entière, la culture classique. Au tout premier plan, il y a le lien vital que nous avons avec notre langue, langue maternelle et langue de culture à la fois, le français ; et c'est pourquoi nous sommes particulièrement heureux de l'entendre nous parler de "L'Amour du français". Le caractère exceptionnel de notre réunion tient aussi au contexte dans lequel elle s'inscrit, celui d'une lutte extrêmement vive pour les classes de latin et de grec dans l'enseignement du second degré, une lutte qui a rencontré de nombreux échos dans les médias et connu des rebondissements auxquels je réserverai la seconde partie de mon intervention.

Depuis notre dernière Assemblée générale, pourtant, l'année s'était d'abord déroulée sans événement particulièrement significatif, dans un climat plutôt morose, dont je voudrais d'abord décrire quelques aspects. Cette morosité a tenu, du côté des enseignants, aux batailles qu'il faut sans cesse mener, dans les établissements, pour que les enseignements de langues anciennes ne soient pas placés à des horaires dissuasifs ou dans des situations de concurrence exacerbée, pour que les élèves soient informés de l'existence des options de langues anciennes, et, tout simplement, qu'elles ne soient pas supprimées. Dans certains collèges, les élèves sont soumis à des choix cornéliens, dont vous pouvez imaginer comment ils sont tranchés : ou bien le latin, ou bien la piscine. Dans des lycées, la situation était plus grave: plus de grec, ou plus de latin du tout. Nous avions été prévenus, en janvier 2003, de la suppression programmée de classes de grec et de latin à Paris, mais sans trop savoir comment l'empêcher. Notre intervention, en fait, fut trop tardive. Les statistiques, d'ailleurs ne sont pas catastrophiques : elles indiquent qu'en 2003-2004, les effectifs cumulés des latinistes du public et du privé atteignent, dans tout l'enseignement secondaire, le chiffre de 532 534 élèves, en baisse de 1% par rapport à l'an dernier, tandis que les 31 929 élèves de grec sont en augmentation de 3% par rapport à 2002-2003. Les chiffres détaillés confirment ce que j'ai dit année après année : les effectifs des collégiens étudiant les langues anciennes sont, depuis la réforme Bayrou, plutôt satisfaisants, puisqu' environ 18% des élèves font du latin ; la crise est principalement celle des lycées. La morosité tient aussi à des perspectives plus générales. Les langues anciennes n'apparaissent que sous forme optionnelle dans l'enseignement. Un projet, qui avait failli aboutir il y a deux ans, préconisait que le choix du latin ou du grec soit rendu obligatoire, au moins à titre d'initiation, dans la première année, dite "indifférenciée", des classes préparatoires littéraires (hypokhâgnes). Là où leur importance semble évidente. Cela donnerait aux élèves de ces classes au moins un aperçu sur les fondements antiques des études littéraires qu'ils entreprennent, et cela donnerait aux élèves littéraires du secondaire un signe clair en faveur du choix d'une langue ancienne. Or ce projet est toujours au point mort, alors même que son application concrète est testée avec succès, par l'une de nos adhérentes, dans un lycée au moins de la banlieue parisienne. Nous demandons à nouveau qu'il soit mis en application. Plaçons-nous à l'autre extrémité du cursus, en collège. Nous avons réaffirmé aux autorités ministérielles notre attachement à l'enseignement du grec en Troisième. Il existe actuellement un projet de refonte de cette classe, qui va dans ce sens. Mais ce projet propose aussi de modifier le régime, de la deuxième langue vivante, actuellement obligatoire : il fait ainsi courir des risques extrêmement graves, non seulement au grec, mais aussi au latin en collège, en les mettant en concurrence directe, au titre de l'option, avec cette deuxième langue vivante. Ce projet a été retardé, mais il exige, dans les mois qui viennent, notre vigilance extrême. La situation des élèves des collèges suscite aussi notre morosité du point de vue de la maîtrise du français. Vous vous souvenez du dessin que Plantu avait bien voulu nous offrir il y a quelques années, et qui stigmatisait la disparition de la grammaire normative dans les écoles et les collèges. Le phénomène de la "guerre contre la grammaire", a touché avant nous les pays anglo-saxons et donné matière à des livres. L'un d'entre eux (David Mulroy, The War against Grammar, Portsmouth, Heinemann, 2003) se termine par l'exposé des mesures prises, devant les conséquences catastrophiques de cet état de fait, par le gouvernement britannique, en 1998 : dans le cadre d'une "National Literacy Strategy", il décida de réintroduire l'enseignement de la grammaire, et d'abord... pour former, en grammaire, les enseignants anglais de la langue anglaise! Il faut, en France aussi, une politique nationale beaucoup plus résolue et efficace que les mesures actuellement proposées pour la maîtrise de l'écrit.

Au milieu de ces menaces bien réelles, la "mission ministérielle sur les langues et cultures de l'Antiquité", s'est prolongée, durant toute cette année : un colloque et plusieurs rencontres ont eu lieu au cours du premier semestre 2003, puis deux rapports furent établis par les chargés de mission, Heinz Wismann et Pierre Judet de la Combe, et bientôt une réunion européenne se tiendra à Berlin. Les rapporteurs tentent de bâtir, en un langage parfois hermétique, les fondements d'un "tronc commun d'éducation européenne" où les langues anciennes devraient jouer un rôle important. D'une part, elles seraient l'équivalent, pour les sciences humaines, de ce que sont les mathématiques pour les sciences de la nature, en fournissant en quelque sorte un sésame indispensable pour accéder à "l'appropriation historique des cultures" ; d'autre part, elles ouvrent, et sont véritablement les seules disciplines à le faire, un accès à un "espace européen des cultures". Dans nos contributions à ces débats, nous avons pour notre part, insisté sur le caractère spécifique du rapport qui unit les langues romanes au latin, et la littérature française à l'Antiquité, par l'intermédiaire de l'éducation et de la formation de ses principaux représentants. Rompre cette relation, ce serait ipso facto abîmer notre langue, et rejeter une grande part de notre littérature dans un arrière monde inaccessible aux élèves. J'ai aussi voulu mettre en exergue le double rôle que joue l'approche de l'Antiquité pour les jeunes d'aujourd'hui : à la fois leur donner l'expérience, si utile dans notre monde multiculturel, d'une distance que l'effort de traduction et d'interprétation permet de réduire, et leur faire reconnaître des parentés constitutives d'une identité commune, susceptibles de toucher le cœur et de mobiliser l'enthousiasme. Nous soutenons donc, je crois, sans hésitation, la perspective de ce projet éducatif européen lié à une définition des "humanités modernes", mais affirmons en même temps notre attachement, — il faut prendre le mot en son sens le plus fort —, aux origines de notre langue, de notre littérature et de notre culture. En soutenant cette mission lancée par son prédécesseur, M. Jack Lang, le Ministre de l'Education nationale, M. Luc Ferry, semblait montrer un intérêt pour les langues anciennes d'une façon qui aurait pu nous arracher à notre morosité.

Aussi avons-nous été frappés d'une sorte de stupeur en découvrant au mois de décembre les mesures d'économie en préparation dans quelques Rectorats. Tout est parti de l'académie de Limoges. Les mesures d'économie ne visaient pas directement les langues anciennes, mais toutes les options ou formations comptant moins de 8 élèves, qu'il convenait de supprimer, et qui étaient au nombre de 298. En fait, les langues anciennes étaient parmi les principales victimes, à cause de leur fragilité en lycée, et surtout parce que le décompte des effectifs était fait selon une méthode qui leur était particulièrement défavorable. On peut en effet comptabiliser uniquement les très rares élèves les ayant choisies en "option de détermination", avec épreuve écrite au baccalauréat ou compter aussi les élèves, nettement plus nombreux, qui les choisissent en "option facultative", avec épreuve orale au baccalauréat. C'est la première méthode qui avait été choisie, alors que la plupart des élèves choisissent le latin ou le grec en option facultative. Le résultat était que les langues anciennes n'auraient plus été enseignées en lycée que dans deux lycées de la Haute-Vienne, un lycée de la Corrèze et un lycée de la Creuse. La réaction en Limousin a été immédiate, et très vive. Bien au-delà du Limousin, et par-delà les clivages politiques ou syndicaux, nous avons tous eu le sentiment d'un risque majeur mortel. Nous avons aussitôt attiré l'attention de M. le Ministre Xavier Darcos sur la question, et il nous a fait savoir que "les autorités académiques veiller[aient] à évaluer avec discernement les mesures à prendre". De fait, cette intervention a été efficace, puisque les options supprimées ont été très souvent rétablies, mais parfois avec des regroupements acrobatiques entre niveaux. Dans l'opinion, le mal était fait. Mais, pour une fois, devant l'importance de la menace et la vigueur des réactions, la possibilité s'est offerte d'agir au moment décisif, celui où se jouent véritablement le maintien ou la suppression des classes de langues anciennes . Car les consignes demandant aux Recteurs de "rendre des postes" par mesure d'économie, produisaient ou menaçaient de produire ailleurs des effets similaires, notamment à Bordeaux, à Versailles, ou à Besançon.

M. Bertrand Poirot-Delpech, dans Le Monde et Mme Jacqueline de Romilly, dans Le Figaro, ont décidé d'en appeler à l'opinion publique. Et notre association a participé avec un grand nombre d'autres associations à l'élaboration d'une pétition nationale qui circule actuellement (www.sel.asso.fr). Elle a d'ores et déjà recueilli environ vingt-cinq mille signatures. La préparation de la rentrée se poursuivant sur plusieurs mois, il ne faut surtout pas relâcher la pression. Chacun sait que l'engagement de notre Présidente fondatrice a rencontré un écho tout à fait exceptionnel, très révélateur de l'intérêt que prend la Nation à ces enjeux. Chacun sent bien aussi qu'il y a là un choix de société, qui dépasse la simple question de l'enseignement de deux langues mortes, et que se cristallise autour de leur sort un débat bien plus large sur la légitimité de la culture classique et de son enseignement. M. Luc Ferry, d'abord fort courtois lors d'un débat avec Mme de Romilly, a ensuite pris un tout autre ton dans Le Figaro. Cette dernière réaction a immédiatement entraîné deux mille signatures supplémentaires à la pétition qui circule. Nous enregistrons tout de même avec satisfaction la mesure principale qu'il a annoncée dans la presse : " En attendant que la discussion de fond ait pu avoir lieu avec les intéressés, notamment avec la CNARELA (Coordination nationale des associations régionales d'enseignants de langues anciennes), les options seront maintenues". Ainsi les rectorats concernés ont parfois renoncé aux fermetures envisagées. Dans cette situation en perpétuelle évolution, il nous faut bien sûr rester très attentifs. Il peut arriver que faute de pouvoir supprimer des options, on entasse les élèves de latin dans des classes surchargées en collège, ce qui n'est pas mieux. Il peut arriver aussi qu'on recule de deux pas après avoir avancé de trois. Mais cette déclaration est un signe encourageant. Toutefois nous relevons qu'elle est accompagnée immédiatement d'une restriction importante : le ministre en effet ajoute que " cette décision ne constitue nullement une solution, car ce maintien en l'état ne résout rien quant au fond". Le fond, pour le Ministre, c'est le "déclin" des langues anciennes —le mot revient comme un leitmotiv—.

Des trois propositions qu'il fait enfin pour lutter contre ce soit disant déclin, nous ne pouvons pas accepter la première : elle consiste à interdire tout argument en faveur des langues anciennes qui serait fondé sur "l'étymologie, l'aide à la maîtrise du français et la formation intellectuelle", au motif que ces arguments "rituels" sont "éculés" et "ne convainquent personne". Le Ministre n'a probablement pas le temps d'écouter les chroniques d'Alain Rey sur France Inter, ni de consulter son dictionnaire étymologique, ou bien il juge aussi tout cela "éculé", mais il semble que ce soient pourtant certains des motifs les plus valables pour amener les enfants à faire du latin en cinquième. Cela n'exclut pas, bien entendu, l'intérêt intrinsèque du latin et du grec. Mais nous ne trouvons pas satisfaisants les repérages uniquement formels auxquels, dans les nouveaux programmes, on contraint souvent désormais les élèves. Nous ne pouvons guère accepter en l'état, non plus, sa deuxième proposition : "organiser sur des sites bien choisis des parcours complets réunissant un nombre suffisant d'élèves". Si le maintien de sections à tout petits effectifs ne se défend pas (à condition, évidemment qu'il s'agisse d'un décompte exact), la volonté de regrouper systématiquement les élèves dans un petit nombre d'établissements, avec les déplacements que cela leur imposerait, aboutirait inévitablement à aggraver les inégalités, et à accélérer le processus de marginalisation et de disparition. Sur la troisième proposition, mettre en place un dispositif de repérage et de généralisation des réussites, on peut toutefois être d'accord (à condition que le critère de la réussite ne soit pas uniquement le respect absolu des consignes), tout comme apparaît manifeste l'utilité d'une formation continue des professeurs.

Je voudrais justement, pour conclure sans morosité, évoquer une réussite, associée à un projet qui se place précisément dans l'optique de la formation continue et de la coopération européenne souhaitées par le Ministre. L'expérience que je vais vous rapporter, je l'ai connue grâce à S.E.L. et c'est pour cela aussi que je souhaite vous en parler. En effet, nous avons financé en grande partie le voyage en France des responsables grecs du Centre culturel européen de Delphes, qui organise cet été avec l'Université de Paris-IV Sorbonne un stage pour une quarantaine de professeurs de grec d'Ile-de-France. Pour préparer ce stage, nos amis grecs ont souhaité assister à des cours de grec, comme ils l'avaient fait dans les autres pays européens auparavant concernés par un projet semblable. Nous avons été très bien accueillis, dans un lycée de la banlieue nord de Paris, surtout technique, mais où l'on enseigne le grec par la volonté du chef d'établissement et grâce à l'engagement de deux professeurs. Ce lycée avait été choisi parce que l'an dernier, le concours des Pythia, dont nous vous avons tenus informés, a été remporté par un de ses élèves. Ces professeurs avaient exceptionnellement réuni les élèves de Terminale, de Première et de Seconde, une quarantaine au total. Ceux de Terminale, les moins nombreux (les problèmes de surcharge horaire qu'évoque aussi le Ministre dans son article, et les concurrences entre options, sont bien réels) ont traduit avec rigueur et présenté aux autres un texte de Platon, tiré de la République, dans lequel le philosophe critique vigoureusement la façon dont la mythologie traditionnelle d'Homère et d'Hésiode représente les dieux. Les élèves de Première ont présenté, eux, les mythes critiqués, en les envisageant en eux-mêmes dans toute leur cruauté et leur horreur. L'ensemble des élèves a alors entamé un débat, sous la conduite de leurs professeurs, sur le sens des récits mythiques fondateurs de la religion grecque, sur leurs différentes interprétations possibles, sur la légitimité de la censure proposée par Platon et sur l'évolution du sens donné à la notion de Divinité. Et tout cela dans un lycée du Val-d'Oise, dans ce qu'on appelle péjorativement la "banlieue". Nos hôtes grecs, je tiens à le dire, n'ont pas eu une seconde l'impression d'assister à un enseignement en "déclin", et moi non plus. Bien au contraire, nous étions très émus d'assister à ce travail de formation de l'esprit, au sens plein du terme. Je terminerai mon intervention en exprimant très simplement le vœu que cette expérience n'apparaisse pas, dans quelques années, comme un conte de fées. Je puis vous assurer qu'avec votre aide et votre mobilisation, nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour que ce soit bien plutôt une perspective offerte effectivement aux jeunes de France.

La gravité de la situation française apparaît en pleine lumière dans l'article publié récemment par Mireille Grange et Michel Leroux, "Évaluation des évaluations. Français: le véritable état des lieux à l'entrée en sixième", dans la revue Le Débat, numéro 128, janvier-février 2004.