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Assemblée générale 2010

Paul Demont, président

Chers amis,

Permettez-moi, au moment d'ouvrir cette assemblée générale, d'avoir une pensée pour notre Présidente d'honneur, Jacqueline de Romilly, qui, au seuil de ses 97 ans, ne peut être aujourd'hui parmi nous : nous nous unissons à elle de tout cœur. Elle nous a autorisé à reproduire pour vous les dernières pages du livre qu'elle vient de publier : vous les lirez, non sans une vive émotion, à la suite de cette allocution.

L'année écoulée depuis notre dernière assemblée générale a été caractérisée par la préparation de nouvelles réformes des lycées et de la formation des enseignants : les décisions et les arrêtés se sont multipliés dans les derniers jours de 2009. Avant la parution de certains d’entre eux, dans la lettre d'information que vous avez reçue autour de la nouvelle année, je résumais les problèmes principaux, ainsi que l'audience que nous avons eue au ministère de l'éducation nationale à leur sujet au début du mois de décembre, encore un peu plus tôt. Depuis la rentrée, j'ai eu l'occasion, par l’entremise de différents collègues, de présenter aussi des observations sur les décisions prises au cabinet du Président de la République, à deux reprises, et notre association doit prochainement être reçue au cabinet du Premier Ministre (PS : L'audience a eu lieu le 30/04/2010 : nous avons été reçus très courtoisement et avons exposé nos positions, en faveur notamment d'un nombre suffisant d'épreuves disciplinaires pour les concours de recrutement des professeurs de Lettres, et d'une attention plus grande encore portée à l'enseignement et à l'évaluation du français au Lycée). Nous nous efforçons d'être toujours actifs et réactifs. Avant d'en venir au contenu de toutes ces réformes, je voudrais faire une observation sur notre association. L'audience que nous avons obtenue en décembre était, à mon initiative, une audience commune à plusieurs associations amies. Ces coopérations sont indispensables. Jacqueline de Romilly m'a dit qu'elle les souhaitait aussi, et qu'elle souhaitait même leur renforcement, notamment en ce qui concerne l'association "Sauver les Lettres", qui cherche comme nous à agir pour les Lettres au-delà du seul corps enseignant. Comme vous le savez puisque vous l’avez élu, son président, Michel Buttet, fait d’ailleurs partie de notre conseil. C'est là un point important dont il me semble utile que nous discutions éventuellement tout à l'heure. En outre, pour le renouvellement de notre conseil, vous aurez remarqué en votant un nouveau nom, celui de M. Sébastien Morlet, maître de conférences à Paris-Sorbonne, qui a accepté de nous rejoindre, ce qui va nous rajeunir, autre aspect lui aussi important, car nos adhérents vieillissent, et nous-mêmes, nous vieillissons (trop vite !).

Mais venons-en aux réformes, dans leurs aspects qui concernent les Lettres. Celle des lycées, qui a été publiée en novembre 2009, suscite un motif de satisfaction et une inquiétude. Il est prévu que les lycéens devront désormais, en classe de seconde, choisir deux enseignements "d'exploration" d'1h30 chacun, et auront la possibilité de choisir en outre une "option" de 3h ; dans les classes de première et de terminales, ils pourront suivre à nouveau une "option" de 3h. Nous avons obtenu des précisions sur la mise en œuvre de ces possibilités dans le cas des langues anciennes, et ces précisions sont tout à fait satisfaisantes. En seconde, le latin et le grec font partie de la liste des « enseignements d’exploration » possibles et, de façon dérogatoire, même s’ils sont choisis comme tels, leur horaire sera de trois heures ; les élèves pourront de plus, si le latin ou le grec sont enseignés dans leur établissement (ce qui dépend des projets d’établissement et des rectorats), les choisir soit comme « enseignement d’exploration » soit comme « option facultative ». Rappelons que les langues vivantes 1 et 2 font partie de l’horaire obligatoire. En première et en terminales, les langues anciennes resteront accessibles comme auparavant en option de 3h à chacune des trois séries générales et sanctionnées de la même manière au baccalauréat. En série littéraire, les élèves pourront toujours en théorie choisir deux langues anciennes, ce qu’ils ne font, malheureusement, presque jamais. Beaucoup dépendra donc, de plus en plus, de la volonté des chefs d’établissement et de leur conseil d’administration, dans le cadre du projet propre à chaque lycée : mais ce sera aussi aux professeurs, aux parents, aux élèves eux-mêmes de se mobiliser pour obtenir la concrétisation de ces possibilités, dans un contexte de concurrence accru entre des choix multiples. Dans ce but, notre association pourrait fort bien aider matériellement à la réalisation de plaquettes d’information et de sites internet à destination des élèves de fin de collège, qu’elle en assure elle-même la conception, ou que ces instruments de publicité soient élaborés par d’autres. Notre grand motif d’inquiétude est la diminution de l’horaire de français au lycée. Il est vrai que la réduction générale des horaires est accompagnée de la mise en place d’une "aide personnalisée" de 2h hebdomadaires. Mais nul ne sait exactement, à ce jour, comment elle sera organisée, certainement de façon très variable d’un établissement à l’autre, et certainement en n’ayant qu’un rapport lointain avec une aide vraiment individualisée et efficace, à la fois du point de vue de la matière enseignée, du nombre d’élèves concernés et des méthodes utilisées, à en juger du moins par les thématiques qui commencent à fleurir à ce sujet dans les rectorats, et par les réunions qui commencent à être organisées dans les lycées. En tout cas, le travail proprement réservé au français qui s’effectuait en demi-groupes jusqu’ici en seconde disparaît dans cette nouvelle configuration et on passe ainsi en seconde de 5h30 à 4h par élève (hors aide personnalisée). Désormais tout le monde reconnaît les graves défaillances de notre système éducatif dans l’apprentissage de la langue et de la littérature françaises. Par un douloureux paradoxe, les mesures proposées rétrécissent la possibilité d’y apporter un remède. Ajoutons qu’en classe terminale, le français ne peut plus être choisi comme option dans la série scientifique et dans la série économique et sociale, et qu’en série littéraire même il se trouve réduit à 2h au lieu de 4.

A côté du lycée, et pour préparer le lycée, notre second sujet de préoccupation est la question de la formation des professeurs, et en particulier de l’organisation des concours de recrutement qui les sélectionnent. Nous sommes bien sûr favorables au principe du concours national, à deux niveaux, CAPES et agrégation, et ce principe est maintenu, ce dont nous nous réjouissons, dans la nouvelle configuration appelée "mastérisation", selon laquelle le CAPES se passe pendant la deuxième année de Master et l’agrégation une fois obtenu le Master complet. Ces concours annuels sont une spécificité française, qui est donc menacée par la tendance à l’uniformisation des systèmes éducatifs européens. Mais les autres pays nous l’envient. C’est largement ce qui nous permet d’attirer encore vers les métiers de l’enseignement des étudiants de qualité. L’existence d’un CAPES et d’une agrégation de Lettres modernes et de Lettres classiques est particulièrement vitale pour les Lettres, et nous sommes heureux que ce dispositif soit sauvegardé. Notre préoccupation tient à la réorganisation des épreuves du concours. Je ne peux ici que répéter mot pour mot ce que je disais l’an dernier, malheureusement sans les modalisations que j’employais alors. La limitation à deux épreuves d'écrit, pour des raisons d'économie et d'uniformisation, impose un schéma qui ne convient pas à la spécificité des métiers de l'enseignement par rapport aux autres métiers de la fonction publique, à savoir la transmission des connaissances, qu'il faut évaluer précisément avant de confier à quiconque la mission de les enseigner. On nous dit que ce sera désormais la tâche des universités que de proposer des masters d'enseignement évaluant l'ensemble de ce que le concours évaluera de façon sélective. Mais le risque est grand de voir les concours, qui assurent seuls un emploi, orienter la nature de masters peu à peu appauvris, car les universités chercheront avant tout à préparer leurs étudiants à ces concours. L'enseignement du latin à l'université s’en trouvera en particulier très menacé, et c’est la raison de notre insistance sur ce point. Nous demandons donc instamment qu’en Lettres modernes et en Lettres classiques au moins soient restaurées trois épreuves disciplinaires à l'écrit.

Concernant le second concours de recrutement qui nous tient à cœur, l'agrégation, et qui reste à peu de choses près en l’état, les arrêtés parus en janvier précisant la nature des épreuves nous ont surpris sur un point. Depuis deux ans, en effet, il était devenu possible, pour les candidats à l'agrégation de lettres modernes, de choisir à l’écrit entre une version de latin et une version de grec. Ainsi la formation de nos professeurs de français, même "modernes", pouvait désormais s'irriguer à la source grecque comme à la source latine, à partir d'une connaissance précise de la langue. Cette disposition avait disparu dans l’arrêté pris tout récemment. Nous nous en sommes émus. Le cabinet du Premier Ministre a bien voulu nous faire savoir qu’il s’agissait en fait d’une erreur matérielle, qui sera corrigée. Nous nous en réjouissons vivement.

Au cours de l'année écoulée ou encore tout récemment au début de 2009, nous avons comme d'habitude soutenu, grâce à votre fidélité, de multiples initiatives en faveur des langues anciennes, des voyages en Italie ou en Grèce, en collège ou à l’université, des concours comme le concours européen de latin qui est placé sous le patronage de Cicéron. Nous avons offert et offrirons à nouveau leur repas (modeste : il s'agit de sandwichs) à une centaine d'élèves d'Ile-de-France qui participent, sous la conduite de leurs professeurs, à des journées d’accueil sur la tragédie grecque organisées avec passion par une équipe de jeunes élèves de l’Ecole Normale Supérieure. Nous examinons avec bienveillance tous les projets argumentés, accompagnés d’un budget prévisionnel précis et, dans le cas des collèges et des lycées, de la recommandation du chef d’établissement ; nous souhaitons aussi recevoir ensuite un compte-rendu détaillé de l'utilisation de notre aide. Votre argent permet ainsi à des jeunes de faire des expériences et des découvertes de grande importance dans leur itinéraire intellectuel et humain.Je terminerai en remerciant chaleureusement notre conférencier d'aujourd'hui, M. Augustin d’Humières, professeur agrégé de Lettres classiques dans un lycée de Meaux (M. d'Humières n'ayant pas été en mesure de nous envoyer à temps le texte de son intervention, il vous sera communiqué ultérieurement). Son livre, Homère et Shakespeare en banlieue, paru en août 2009 chez Grasset avec la collaboration de Marion Van Renterghem, a fait grand bruit. Avec lui, nous allons pénétrer dans une partie de la réalité de l’enseignement des langues anciennes aujourd’hui, et nous allons y pénétrer, pour reprendre ses mots, avec mètis. Ce vieux mot de la langue grecque désigne par exemple l’intelligence du roi des dieux, Zeus, et celle d’Ulysse, dans l’Odyssée. Il s’agit d’une intelligence caractérisée par son aptitude à la mesure, sa souplesse, son adéquation aux circonstances. C’est sous ce patronage que notre orateur a placé son action en faveur des langues anciennes, et plus généralement, de la réussite scolaire des élèves. Avant de l’entendre et après la lecture du rapport financier, nous pourrons avoir un débat. Je vous remercie à nouveau de votre attention, de votre soutien et de votre confiance.

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Extrait de : Jacqueline de Romilly, La grandeur de l'homme au siècle de Périclès (avec l'aimable autorisation des Editions Bernard de Fallois)

« En effet, il est temps de l'avouer, je suis très vieille, âgée de plus de quatre-vingt-quinze ans, et j'ai vécu au contact de ces auteurs grecs pendant au moins quatre-vingts ans ; et je dois dire, moi, à mon tour, l'espèce de force et de lumière, l'espèce de confiance et d'espérance, que j'en ai toujours retirées. J'ai transmis la beauté de ces textes, et je suis sensible, à la fin de ma vie, au fait que beaucoup de mes élèves d'alors, tant d'années après, s'en souviennent et en ont tiré quelque enthousiasme. Mais je dois dire aussi, naturellement, qu'il m'est cruel de voir aujourd'hui se répandre une tendance à s'en désintéresser : cela est surtout grave parce que nous vivons une époque d'inquiétude, de tourments, de crise économique, et — par suite — de crise morale. Il me paraît qu'aucune époque n'a eu davantage besoin de notre littérature grecque ancienne, du talent qu'ont eu les auteurs pour exprimer ces idées, pour nous offrir cet exemple de réussite, et pour s'émouvoir de différentes façons de toutes les merveilles que représente l'existence humaine en dépit des difficultés et des désastres. On ne se rend pas compte habituellement de tout ce qu'apporte, moralement, le contact avec ces textes, ni de la confiance renouvelée qu'ils nous inspirent. Cela est vrai de toutes les œuvres littéraires et cela était l'un des rôles de la littérature à travers les siècles, sauf au Moyen-âge peut-être, et sauf maintenant en tout cas. Et il m'a semblé que c'était une dette de reconnaissance, après avoir vécu au contact de ces textes, de faire un dernier et ultime effort pour en dire les merveilles et pour souhaiter que, dans notre époque de tensions, de doutes et de découragements, on se tourne vers l'étude de la littérature et de la langue, qui ne sont pas des arts superflus et visant à la seule élégance ; pour dire aussi que, pour préparer l'homme de demain, il est plus utile que tout au monde de lui apprendre à lire les textes, les grands textes, et à bien connaître les moments de l'histoire humaine qui ont été toniques et beaux, autant que les statues qu'admiraient au début de ce livre nos deux jeunes gens. J’ai eu du mal à écrire ce livre : je n'y vois plus, j'entends très mal et ma mémoire connaît des fléchissements, mais je voulais le faire justement parce que je suis arrivée à la fin de ma vie et que ce message me paraît plus que jamais précieux et important. Je ne sais si on m'entendra, quelques-uns peut-être ; mais du moins j'aurai essayé et c'est comme si le dernier mot que j'écrivais était pour dire merci. »